
Entretien avec Elena Pasquinelli
Elena Pasquinelli est philosophe des sciences cognitives. Elle est responsable de la recherche et évaluation à la Fondation La main à la pâte, membre du Conseil scientifique de l’Éducation nationale et membre associé de l’Institut Jean Nicod. La fondation La main à la pâte a pour mission de contribuer à améliorer la qualité de l’enseignement de la science et de la technologie à l’école primaire et au collège.
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Pourquoi se méfie-t-on toujours des hommes et femmes de science ?
EP : En réalité, et fort heureusement, la méfiance en la science n’est pas un phénomène majoritaire, loin de là ! Les enquêtes (en France, aux USA…) nous indiquent au contraire que les citoyens ont tendance à exprimer leur confiance envers les scientifiques. Cependant cette confiance n’est pas escomptée, ni uniforme. D’abord, elle peut chuter verticalement à certains moments, en relation avec un sujet particulier (une technologie, une application scientifique en particulier). Ensuite, elle peut être modérée par l’appartenance à un certain groupe social, un groupe politique par exemple. L’institution scientifique en particulier souffre de ce genre d’influence d’appartenance politique, comme on a pu le voir aux USA par rapport aux mesures liées à la prévention de la diffusion de l’épidémie de Covid-19.
Que pensez-vous de celles et ceux qui invoquent le « droit au doute » pour contester les vérités les mieux établies ? Faut-il douter de tout ? A quel moment le doute devient-il néfaste ?
EP : Le doute est une arme à double tranchant. Et de fait, personne ne pourra jamais douter de tout. Douter de tout revient alors à ne faire confiance qu’à soi-même ; par exemple, penser être capable de comprendre « ce qui s’est réellement passé » lors de l’attaque des Tours jumelles ; ou penser être capable, grâce aux récits de ses proches, de calculer les risques liés aux effets secondaires d’un vaccin. Tout cela demande à avoir accès à des informations, connaissances et méthodes qui, dans une société de la division du travail, y compris intellectuel, ne sont pas à notre portée. Nous sommes alors obligés de faire confiance : au boulanger qui produit le pain pour nous, aux équipes d’ingénieurs qui planifient un pont, à ceux qui sont à même de produire des connaissances scientifiques grâce à des méthodes qui ont fait leurs preuves et garantissent un niveau inégalé d’objectivité. Ces méthodes ne sont pas parfaites, elles évoluent tout comme les connaissances, elles produisent des résultats avec une certaine marge d’erreur, un degré de certitude (ou d’incertitude). Mais nous n’avons pas mieux pour produire ce genre de connaissances. Donc, nous sommes obligés de faire confiance. Pas une confiance en blanc, pas une confiance inébranlable. Mais une confiance qui dépend du fait que nous comprenons que les scientifiques utilisent une palette d’outils très affûtés pour réduire la marge d’incertitude et du fait que nous développons – à l’école, au musée, dans les lieux de médiation scientifique – une sensibilité et une littératie scientifique.
En quoi la démarche scientifique permet-elle d’outiller son esprit critique ?
L’esprit critique a une composante naturelle : nous sommes naturellement portés à évaluer les informations que les autres nous fournissent, à nous demander si une certaine idée est plausible, à filtrer et sélectionner. Mais nos moyens de bord sont limités, notamment face à un monde comme le nôtre où l’information circule par des canaux inhabituels pour notre cerveau, et où les connaissances et informations à manipuler sont souvent très difficiles à évaluer sur la base de critères simples, de nos intuitions par exemple. Outiller l’esprit critique signifie nourrir nos bases naturelles avec des connaissances et des compétences qui permettent un niveau plus fin d’évaluation et de filtrage de l’information - qui nous mettent en condition d’identifier plus finement et correctement les connaissances solidement établies, les faits, des idées non plausibles ou des contenus d’opinion. Comprendre la démarche scientifique fait partie de cet outillage, nécessaire à notre époque car beaucoup de questions de société, beaucoup de décisions, et la capacité même de penser correctement le monde qui nous entoure, dépendent de notre capacité à comprendre comment les scientifiques construisent leurs connaissances – et donc pourquoi et quand on peut leur faire confiance. Comprendre la science et ses méthodes nous permet aussi d’outiller certains processus de raisonnement qui vont nous servir au quotidien, par exemple pour être plus prudent quand on serait susceptible de passer trop vite à des conclusions sur les causes d’un phénomène, en se basant uniquement sur des corrélations. Les mathématiques ont également un rôle fondamental à jouer dans l’outillage de notre pensée au quotidien, dans le monde réel. Comprendre les statistiques, raisonner en termes de probabilités, nous donnent des atouts fondamentaux pour penser les risques, les bénéfices et éviter de nous faire avoir par des craintes ou des espoirs non fondés. Et, naturellement, comprendre comment l’information circule, mais aussi comment notre cerveau la traite, sont des atouts puissants pour aller au-delà des impressions vagues et des intuitions parfois inadaptées au contexte.
L’exposition Esprit critique met tout cela à la portée des visiteurs – de façon ludique et active. On apprend et on s’amuse !