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Entretien avec Nadine Ribet

Entretien avec Nadine Ribet

Entretien avec Nadine Ribet

« Tel un miroir tendu à l’humanité, le feu fascine pour le défi qu’il lui lance. »
Nadine Ribet est membre du comité scientifique et culturel de l’exposition. Elle a dirigé l’ouvrage Feu, ami ou ennemi ? issu du projet de l’exposition, codédité par la Cité des sciences et de l’industrie et les Editions Dunod, avec la collaboration de Vincent Bontems, Danièle Escudié et Eric Rigolot

On parle souvent de l’ambivalence du feu…

 

NR : Nous pouvons dire d’emblée que le feu n’est pas ambivalent, mais l’existence même de cette assertion nous renseigne à la fois sur les propriétés du feu et les rapports que les sociétés humaines entretiennent avec lui. Certes le feu protège et menace, fertilise et détruit. Mais dit-on de la pluie qu’elle est ambivalente ? Pourtant elle peut arroser ou inonder. Alors pourquoi qualifier le feu d’ambivalent ? Parce que contrairement à l’eau, on prête au feu un caractère d’être vivant.

Ainsi que le remarquait Plutarque, rien ne ressemble davantage à un être vivant que le feu. De fait, tous les êtres vivants se nourrissent, comme le feu, de carbone et d’oxygène. Tout notre vocabulaire atteste cette identification : « la flamme danse et ronfle », le feu s’anime et constitue une présence dans une pièce ; il est alimenté et toujours en quête de nourriture ; il dégage des sons mais aussi de la chaleur (seul un corps inanimé est froid) ; le feu possède la capacité de se mouvoir et se déplacer de façon autonome ; la verticalité de sa flamme conforte l’analogie avec l’être humain ; le feu se reproduit ou du moins s’auto-engendre, et enfin, tel un mortel, il s’éteint.

Spectaculaire, créateur, fécond, sinistre, désastreux, destructeur, etc., les adjectifs opposés ne manquent pas pour qualifier la supposée ambivalence du feu, un thème récurrent pour lequel Gaston Bachelard est maintes fois cité. Mais le philosophe, grand spécialiste des éléments – de l’air, de l’eau et de la terre – ne parle jamais de l’ambivalence du feu ; il dit plus justement : « Parmi tous les phénomènes, il [le feu] est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal » (Chapitre Premier de La psychanalyse du feu). Le feu n’est pas ambivalent de façon immanente. C’est un abus de langage que de parler d’ambivalence du feu car ce n’est pas tant le feu qui est ambivalent que les intentions et les motivations avec lesquelles on l’emploie ; elles seules confèrent au feu une valeur bonne ou mauvaise. En ce sens, il est un prodigieux support de l’ambivalence et de la complexité humaines. Tel un miroir tendu à l’humanité, le feu fascine pour le défi qu’il lui lance, pour ses reflets lumineux et sa face cachée.

 

D'où vient cette fascination des humains pour le feu ? 

 

NR : Passer en revue les propriétés exceptionnelles du feu nous met sur la voie de son attrait. Partout dans le monde, que ce soit sous forme physique ou métaphorique, le feu revêt deux modes de présence que sont la lumière et la chaleur. Disposant de nombreuses ressources énergétiques (soleil, vent, eau, biomasse, etc.), l’humanité a privilégié le feu pour le développement des grands domaines d’application de l’énergie que sont l’habitat, le transport et l’industrie. Pourquoi ? Parce que les autres ressources sont intermittentes ou dépendantes d’un site, tandis que le feu, à condition de disposer de combustible en abondance, de pouvoir le stocker et le transporter, peut être généré n’importe où et n’importe quand. Un avantage si prodigieux que la plupart des activités humaines contemporaines requiert encore l’action du feu, parfois sous la forme dématérialisée de l’électricité.

Le feu possède en outre une agentivité, autrement dit une faculté d'action, une capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer. Dans le domaine de la production comme de la destruction, le feu est donc un puissant agent de transformation. Consommant charbon, gaz ou pétrole (énergies fossiles), le feu est le moteur du monde (on parle de société thermo-industrielle). Par son pouvoir de métamorphose rapide, il remplace l’œuvre du temps et transcende l’action humaine. Possédant des qualités superlatives, en faisant plus vite, avec plus de puissance et à plus grande échelle, le feu est un agent superlatif. Tout est plus dans le feu.

Le feu fascine enfin par sa beauté spectaculaire. On admire même la puissance esthétique d’un incendie. Photogénique, le feu imprime les rétines et l’imaginaire ; il n’en faut pas davantage pour fasciner l’esprit humain.

 

Quelle charges symboliques et valeurs le feu porte-t-il ? Dans quels rites intervient-il notamment ?

 

NR : Tous les peuples célèbrent à leur manière les grandes étapes et les scansions de la vie individuelle et collective. Les cérémonies ayant pour fonction de relier les vivants entre eux, mais aussi les vivants et les morts, ou encore tous ceux-là avec des divinités, le feu constitue un médiateur parfait en vertu des nombreuses valeurs qui lui sont prêtées. Sous toutes ses formes et ses supports – bûcher, cierge, bougie, flambeau, brandon, charbons, cendres, fumée – le feu symbolise la connaissance, la transformation et le passage, l’évanescence et l’éternité, il invoque les esprits tutélaires, sublime les passions et les pulsions, incarne à la fois puissance et humilité, signale la maîtrise des arts et des techniques, autrement dit le feu transcende et confirme la condition humaine.

Deux grandes catégories de célébrations se distinguent et s’entremêlent : les cérémonies individuelles et les cérémonies collectives (religieuses ou populaires). Appelées « rites de passage », les cérémonies individuelles liées au cycle de la vie concernent la transformation du sujet : naissance, puberté, mariage, parentalité, mort, autant d’événements réactualisés à l’occasion d’anniversaires avec force présence de flammes/bougies. Naître, grandir, se développer et s’éteindre, tel est le destin partagé des humains et du feu. Les cérémonies collectives sont quant à elles marquées par une périodicité saisonnière et calendaire où le feu tient une place centrale et spectaculaire : Toussaint, Noël, Saint-Jean, fêtes nationales ou régionales (lancers de disques enflammés, mise à feu de mannequins). Dans toutes ces célébrations, l’emploi du feu incarne l’élévation, la purification et la régénération de l’esprit et du corps (individuel ou collectif).

En raison de ses qualités et vertus superlatives – de puissance, rapidité, métamorphose, pureté, fécondité, beauté, mais encore de fusion, concentration et séparation – le feu est à la fois le partenaire et l’adversaire (dimension ordalique) le plus employé des célébrations.

 

Le feu est-il masculin ?

 

Les principes masculin et féminin sont culturellement construits à travers des relations d’opposition et d’association : feu/eau, sec/humide, Soleil/Lune, fertile/stérile. De telles oppositions structurent un partage des assignations sexuelles auxquelles les valorisations contraires du feu vont servir de support et de justification. Deux valeurs antithétiques se disputent notre imaginaire : le feu-foyer et le feu-brasier. Le feu-foyer est un feu d’intérieur, utile ou d’agrément. Chaleur, lumière et stabilité lui confèrent des valeurs domestiques dites féminines. Il participe du symbolisme de la fondation, de la reproduction et de l’intimité. Un rythme particulier en soutient l’imaginaire, celui de la régularité, de la répétition et de l’habitude. A l’intérieur, les femmes couvent et alimentent un feu qui menace toujours de s’éteindre, et manipulent les cendres (les restes froids du feu). Quant au feu-brasier, il est traversé par des valeurs strictement opposées. Assimilé à l’incendie, au sauvage, à l’instable et à la puissance, le feu-brasier flatte une virilité toute masculine. Dehors, les hommes affrontent un feu vif qui menace de s’étendre, des flammes ardentes et animées, puissantes et dangereuses, autant de qualités qui rejaillissent sur celui qui en est maître. Cette division sexuelle des types et des matières du feu recoupe d’autres oppositions bien établies du chaud et du froid, de l’animé et de l’inanimé, de l’actif et du passif. Par son caractère sexué manifeste, le feu est plutôt réservé aux hommes. En raison de sa charge érotique et de sa violence potentielle, le rapport au feu des enfants ou des femmes est frappé d’interdits. Le caractère, les attributs ou les valeurs afférentes à ces deux imaginaires du feu, tout organise une polarisation hiérarchisée du masculin et du féminin.

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Pour tout comprendre sur le feu, venez découvrir l'exposition "Feux, mégafeux"